Table ronde sur le financement durable : Gardez l’œil sur ces enjeux!

24 mai 2023 | P. Jason Kroft, Bruno Caron, Bernard Blouin

Alors que la carboneutralité s’imposant de plus en plus largement, on voit le financement durable comme la pierre angulaire des actions nécessaires à la transition vers une économie sobre en carbone et à la préservation, au maintien et à la restauration de la biodiversité. Le montant des capitaux nécessaires aux pays développés et aux pays en développement pour financer les mesures d’atténuation et d’adaptation au changement climatique est stupéfiant.  C’est pourquoi les marchés financiers et les institutions financières sont appelés à jouer un rôle central dans cette nouvelle révolution industrielle. Le 10 mai 2023, le groupe des facteurs ESG et du marché du carbone de Miller Thomson a réuni un groupe d’experts pour parler du rôle du financement durable dans la transition vers une économie carboneutre.  Nous avons notamment invité Olivier Girardeau de l’Autorité des marchés financiers du Québec et Ian Charest de la Caisse de dépôt et placement du Québec à venir s’entretenir sur cette grande question.  Les points saillants de la discussion sont résumés ci-dessous.

1. Le point de vue des organismes de réglementation – Voici les grandes lignes du plan d’affaires des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (« ACVM ») 2022-2025 et ses quatre initiatives axées sur les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) :

  • Mettre la touche finale aux règles d’information en matière de changements climatiques en fonction des commentaires reçus à l’égard du projet de Règlement 51-107 sur l’information liée aux questions climatiques et tenir compte des avancées dans le domaine aux États-Unis, avec le projet de la SEC sur l’information liée aux questions climatiques, et à l’étranger, avec l’International Sustainability Standard Board (« ISSB »). À cette fin, les ACVM procéderont à d’autres consultations ciblées au cours de la finalisation du cadre de divulgation des informations en matière de changements climatiques.
  • Explorer diverses avenues pour élargir la notion de diversité dans le cadre d’information des ACVM, dans la foulée des obligations d’information concernant la représentation féminine au conseil d’administration et aux postes de membres de la haute direction adoptées en 2014. Le 13 avril 2023, les ACVM ont publié un avis de consultation sur le projet de modification du cadre actuel d’information concernant la diversité.
  • Continuer à surveiller les informations fournies dans les documents réglementaires et les communications commerciales des fonds d’investissement dont les objectifs font référence aux facteurs ESG, qui se font valoir comme fonds durables ou axés sur les facteurs ESG ou qui utilisent des stratégies ESG pour en assurer la conformité aux orientations des ACVM.Intégrer les enjeux et les points de vue des peuples autochtones au processus d’élaboration de politiques des ACVM pour mieux tenir compte des peuples et communautés autochtones, pour intégrer ces considérations aux domaines applicables de la réglementation du commerce des valeurs mobilières, et à l’élaboration de politiques des ACVM et pour mobiliser plus efficacement les groupes autochtones.

2. L’ISSB

Les ACVM ont analysé en profondeur deux exposés-sondages pour lesquels l’International Sustainability Standard Board (« ISSB ») sollicitait des commentaires l’année dernière. Les ACVM ont formulé leurs observations dans une lettre en réponse à la consultation. Dans ses grandes lignes, l’exposé-sondage présenté par l’ISSB se fondait sur les quatre piliers d’information établis dans le cadre adopté par le Groupe de travail sur l’information financière relative aux changements climatiques (« TCFD ») en 2017, à l’instar du projet de Règlement 51-107. Les émetteurs devraient toutefois noter que l’exposé-sondage établit de façon générale un cadre plus rigide et détaillé que le projet des ACVM, car il comprend notamment la déclaration des émissions de catégorie 3 et des exigences applicables aux analyses de scénarios.

Les ACVM ont également examiné les commentaires des parties prenantes canadiennes sur les exposés-sondages et ont relevé quelques points essentiels. Les parties prenantes canadiennes qui ont participé à la consultation ont formulé 96 commentaires. Les commentateurs canadiens soutiennent généralement l’idée d’une base de référence mondiale. Par contre, ils ont eu des réserves à l’égard des déclarations sur les émissions de GES. Les commentateurs ont été nombreux à souligner l’importance d’adapter les obligations d’information aux besoins des entreprises de tailles diverses. Depuis, les ACVM ont suivi de près les travaux de l’ISSB et attendent impatiemment la publication de la version définitive des normes générales d’information sur la durabilité et les questions climatiques, prévue en juin 2023. Dès le départ, les ACVM ont appuyé l’objectif avoué de l’ISSB d’établir une base de référence mondiale. Pour leur part, les ACVM continueront de suivre les travaux de l’ISSB tout en poursuivant leurs propres travaux visant à définir des exigences d’information axées sur l’évaluation des risques en matière de durabilité, de réduction de la fragmentation du marché et d’amélioration de l’efficacité des marchés financiers, sans oublier les besoins et capacités des émetteurs de toute taille.

3. CCNID

Les ACVM, dans une lettre envoyée au mois de mars 2022, appuyaient la création du Conseil canadien des normes d’information sur la durabilité (« CCNID »). Le CCNID renforcera la réputation déjà enviable du Canada dans l’écosystème mondial de la normalisation et offrira une plateforme essentielle pour les consultations et la mobilisation des marchés locaux dans le cadre des processus de normalisation mondiale de l’information sur la durabilité. Le CCNID jouera à l’égard de l’information sur la durabilité un rôle comparable à celui du Conseil des normes comptables du Canada et du Conseil des normes d’audit et de certification pour l’information financière. Les ACVM réfléchissent encore au meilleur moyen d’intégrer les normes d’information sur la durabilité au régime d’information des sociétés ouvertes, mais il va sans dire que le CCNID sera un facteur incontournable. Le chantier du CCNID progresse avec la nomination du premier président de l’organisme, Charles Antoine St-Jean. Le CCNID devrait commencer à exercer ses activités d’ici le mois de juin 2023.

4. Le projet d’obligation d’information sur les questions climatiques de la SEC

Les ACVM ont analysé en profondeur le projet de la SEC et les commentaires des 37 parties prenantes canadiennes qui se sont prononcés sur le projet. L’analyse des ACVM a révélé que les commentateurs canadiens ont insisté sur l’importance de maintenir l’accès au régime multinational d’information pour que les émetteurs canadiens admissibles puissent continuer à se conformer aux exigences d’information sur les questions climatiques canadiennes pour accéder aux marchés financiers américains. Grâce au régime multinational d’information, les émetteurs canadiens peuvent placer leurs titres sur les marchés financiers américains avec des documents de placement canadiens. On vise ainsi à ce que les sociétés canadiennes maintiennent leur accès aux marchés financiers américains en ne se conformant qu’aux exigences canadiennes d’information sur les questions climatiques. Les ACVM tiennent à maintenir le régime compte tenu de la grande efficacité du mécanisme pour faciliter les flux de capitaux transfrontaliers.

5. Le point de vue des émetteurs – Du cadre de référence pour les obligations vertes à la date d’émission

Étant donné les visées et objectifs de la Caisse de dépôt et placement (« CDPQ ») en matière de durabilité, celle-ci a décidé dès le départ d’appliquer un cadre clair et transparent aux obligations vertes pour attirer les investisseurs écologistes et élargir le bassin des investisseurs. Il fallait absolument que la CDPQ puisse capitaliser son généreux portefeuille d’actifs verts avec le produit de ses placements d’obligations vertes. Tout bien considéré, la CDPQ a décidé de ne pas appliquer un cadre d’obligations durables, car il ne s’alignait pas sur les objectifs de la Caisse de maximisation du rendement pour ses clients, principalement les caisses de retraite et les fonds d’assurance des secteurs publics et parapublics québécois.

La première étape de l’exécution du programme d’obligations vertes consistait à retenir les services d’une banque-conseil experte pour la conception initiale du cadre. Ensuite, la CDPQ a obtenu d’un fournisseur indépendant un deuxième avis juridique attestant que le cadre adopté pour les obligations vertes était crédible, pertinent et aligné sur les principes exemplaires, notamment les Principes applicables aux obligations vertes de l’International Capital Market Association (« ICMA »). De plus, l’établissement d’un programme d’obligations vertes obligatoire exigeait l’intervention de plusieurs parties externes, notamment des conseillers juridiques et auditeurs externes. À l’interne, plusieurs équipes – investissement durable, comptabilité, juridique, relations publiques – ont participé au processus. La mobilisation des ressources et effectifs internes affectés au projet a été facile, en partie parce que les objectifs du programme d’obligations vertes s’alignaient sur les objectifs environnementaux de la CDPQ. Le processus complet de mise en œuvre a pris quelques mois et s’est terminé en avril 2021. La CDPQ est très satisfaite des résultats du programme d’obligations vertes, les deux placements réalisés depuis le lancement en 2021 ayant permis de mobiliser 2,5 milliards de dollars au total.

6. Ajout d’obligations liées à la durabilité (OLD) au portefeuille?

L’investissement dans les projets de transition est une priorité de la CDPQ. C’est ainsi que l’institution entend maximiser son apport à la décarbonation de l’économie réelle. D’ailleurs, ce type d’investissement s’inscrit parfaitement dans la devise de la Caisse : « Investir du capital constructif ».

Dans cette optique, les OLD émises pour un projet particulier seraient un moyen efficace d’acheminer des capitaux. Par contre, avant de s’engager dans cette voie et d’établir un cadre de transition obligataire, la CDPQ doit étoffer son portefeuille de projets de transition qui répondent à ses critères de placement.  De plus, la CDPQ suivant le marché des OLD, il lui faudra plus d’émissions de référence et une plus grande normalisation du marché des obligations liées à la transition et à la durabilité avant d’explorer cette avenue. Enfin, du point de vue de l’investissement, il faudra un resserrement du cadre réglementaire applicable à la gouvernance et aux mesures utilisées pour établir les cibles de rendement en matière de durabilité et les indicateurs de rendement clés qui serviront à évaluer les obligations liées à la durabilité. Bref, une participation au marché des OLD pourrait intéresser la CDPQ, mais il faudra d’abord que l’institution puisse démontrer sans équivoque sa conformité aux pratiques exemplaires en vigueur.

7. Considérations pratiques – L’importance d’aligner son cadre sur la taxonomie

Dans son Rapport sur la feuille de route de la taxonomie de mars 2023, le Conseil d’action en matière de finance durable (« CAFD ») soulignait que « [l]es taxonomies proposent une approche normalisée qui sert de référence en vue de déterminer les activités économiques compatibles avec les objectifs climatiques nationaux et mondiaux ».

Fondamentalement, cela signifie qu’il existe un processus de classification des activités économiques vertes ou en transition et de leur niveau d’émission de carbone. Une taxonomie permet l’application d’une méthode scientifique fondée sur des données probantes pour quantifier et mesurer les répercussions des projets financés par des obligations vertes. Au Canada, l’adoption d’une taxonomie est le prochain jalon de l’amélioration de la transparence et de la clarté dans le financement durable. À l’instar du prix réel du carbone, dont l’application est nécessaire à tout plan de réduction du carbone visant la carboneutralité, la taxonomie est essentielle pour qu’on puisse mesurer les retombées réelles de l’utilisation par l’émetteur du produit d’obligations vertes.

La grande difficulté réside dans le fait que divers pays élaborent leur propre taxonomie (selon le Rapport sur la feuille de route de la taxonomie du CAFD, 16 autorités ont établi leur taxonomie, celle de l’Union européenne servant d’étalon). Il est important que ces taxonomies s’accordent, pour assurer clarté et fiabilité sur les marchés financiers, faute de quoi les émetteurs et gestionnaires de fonds pourraient se trouver exposés à des risques et responsabilités susceptibles d’entraver la croissance du financement durable.

Rappelons que le Canada, avec les travaux du CAFD, établit sa propre taxonomie.  Dans son rapport de mars 2023, le CAFD annonçait que le Canada entend avoir une version provisoire de sa taxonomie à l’automne 2023. La première étape du processus d’élaboration a été de définir ce qui constitue une activité verte ; la deuxième, qui est en cours, consiste à élargir la portée des taxonomies en vue de définir les activités de transition pour les secteurs à fortes émissions. Cette dernière étape pose plus de problèmes et présente un intérêt stratégique particulier au Canada, étant donné l’importance des secteurs des ressources naturelles et des produits industriels dans l’économie canadienne. Enfin, il faut prévoir des critères d’exclusion d’investissements potentiels si des activités vertes ou de transition entravent sensiblement l’atteinte d’autres objectifs ESG, comme la réconciliation avec les peuples autochtones.

8. Discussion sur les instruments et marchés de crédit axés sur l’écologie et la durabilité

Un prêt vert est un prêt consenti à titre privé, et son capital est habituellement moins élevé que les sommes mobilisées par placement d’obligations vertes. Les prêts verts sont destinés à des projets verts, c’est-à-dire que ce sont des prêts à emploi déterminé. Le marché des prêts verts est encore à l’état embryonnaire, mais il est en croissance. Il compte pour environ 10 % du financement écologique. Il est important de noter que les institutions financières avec un portefeuille de financement de projets verts et de prêts verts sont de plus en plus nombreuses, au Canada et à l’étranger. Il est désormais important de devenir admissible aux prêts verts. Le concept d’admissibilité d’un projet au capital vert est assez large, mais il est important de savoir qu’avec un projet vert, on peut obtenir des fonds qui ne seraient autrement pas accessibles. Étant donné la rareté des sources de capitaux pour nombre d’entreprises, la capacité à attirer des fonds d’une nouvelle source de financement est primordiale.

L’adoption prochaine des normes générales d’information sur la durabilité et les questions climatiques donnera aux institutions financières les outils nécessaires pour mesurer et évaluer avec précision la valeur écologique d’un projet. Ainsi, les prêteurs pourront évaluer plus facilement la durabilité des activités et par conséquent récompenser les emprunteurs verts avec des taux d’intérêt réduits pour refléter la réduction des risques liés aux changements climatiques du prêt.

Un prêt à vocation sociale est comparable au prêt vert, mais il finance plutôt la poursuite d’un objectif social. Pour obtenir un prêt à vocation sociale, l’emprunteur devra faire valoir un projet à vocation sociale ayant besoin de financement. Ce type de prêt vise habituellement à appuyer les communautés marginalisées, sous-financées ou issues de la diversité, dans le cadre de projets faisant valoir l’égalité, la diversité et l’inclusion (EDI) ou d’autres causes sociales. Le cadre qui oriente les prêts à vocation sociale ressemble à celui appliqué aux prêts verts. Les entreprises de financement à vocation sociale trouvent de plus en plus de moyens d’ouvrir les vannes du financement à des communautés qui en sont normalement privées. Les communautés des Premières nations en sont un exemple. Pour les lectrices et lecteurs qui ont des surplus de fonds et qui veulent les mettre à l’œuvre à bon escient, il y a divers moyens intéressants et rentables de faire des prêts aux entités qui en auraient bien besoin. Les prêts à vocation sociale sont destinés à un segment de la population qui serait autrement privé de financement.

Enfin, un prêt lié à la durabilité est conçu pour inciter l’emprunteur à atteindre des objectifs de durabilité préétablis et ambitieux, soit des objectifs de performance de durabilité (Sustainability Performance Targets ou « SPT »), ses progrès étant mesurés en fonction d’indices de rendement clés (« IRC ») (ex. : émissions de gaz à effet de serre).  Ce type de prêt entend aider l’emprunteur à atteindre des objectifs de durabilité au sein de son entité pour faciliter sa transition vers une stratégie d’exploitation durable. Contrairement aux prêts verts et à vocation sociale, qui sont des prêts à emploi déterminé, le produit de prêts liés à la durabilité peut être employé pour les besoins généraux de l’entreprise.

Cette infolettre est un résumé d’une table ronde sur le financement durable organisée par le groupe Responsabilité sociale d’entreprise et marché du carbone de Miller Thomson. Le modérateur, Bruno Caron, coprésident du groupe Responsabilité sociale d’entreprise et marché du carbone a animé un dialogue captivant entre les quatre panélistes : Olivier Girardeau, directeur de l’encadrement et de la surveillance de la finance durable à l’Autorité des marchés financiers, Ian Charest, directeur principal, Trésorerie à la Caisse de dépôt et placement du Québec, Bernard Blouin, associé au sein du groupe Marchés financiers et P. Jason Kroft, coprésident du groupe Responsabilité sociale d’entreprise et marché du carbone.

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