Le chèque conjoint : une bonne technique

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June 17, 2013 | Andréanne Sansoucy

L’entrepreneur général, pour réclamer paiement de son client, doit démontrer que tous ses sous-traitants et fournisseurs de matériaux sont payés. Dans les projets privés, le client impose cette exigence en raison des risques que pose l’hypothèque légale de la construction.  Celle-ci permet en effet aux sous-traitants et fournisseurs de matériaux ayant dûment dénoncé leur sous-contrat de faire vendre l’immeuble du client pour être payés si l’entrepreneur général fait défaut de le faire. Dans les projets qui ne sont pas sujets à l’hypothèque légale, notamment plusieurs projets publics, la pratique demeure néanmoins courante et la production de quittances est souvent exigée comme condition préalable au versement des paiements. Dans ce contexte, il arrive qu’un entrepreneur général, pour obtenir une quittance de ses sous-traitants et sous-sous-traitants, paie ceux-ci par un chèque conjoint.

Dans l’affaire Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Gerpro Construction inc.1, la Cour d’appel a eu à déterminer si un entrepreneur général ayant reçu un Avis du Ministre en vertu de la Loi sur le ministère du Revenu lui ordonnant de payer au Ministre toute somme payable à son sous-traitant, avait contrevenu à cet Avis en payant des sommes à ce sous-traitant par voie de chèque conjoint à l’ordre de ce sous-traitant et d’un sous-sous-traitant.

Faits

Dans le cadre du projet de construction de l’immeuble Le Sommet des Neiges à Mont-Tremblant, Gerpro Construction inc. (ci-après « Gerpro ») a conclu un contrat avec Station Mont-Tremblant, société en commandite. Gerpro a conclu un contrat de sous-traitance avec Construction A.P.J. inc. (ci-après « APJ »). Aux fins de l’exécution de son sous-contrat, APJ a contracté avec divers sous-traitants dont le sous-traitant Cloisons Up inc. Ces sous-traitants ont dénoncé leurs contrats à Station Mont-Tremblant afin de pouvoir bénéficier de l’hypothèque légale.

APJ a accusé un retard par rapport à son échéancier contractuel et ce retard a mené à la résiliation de son contrat par Gerpro. Le Ministre du Revenu du Québec a signifié le 12 octobre 2001 à Gerpro un Avis du ministre à un tiers saisi en raison d’une dette fiscale de APJ. Cet Avis ordonnait à Gerpro, dans l’éventualité où celle-ci avait des sommes payables à APJ, de verser lesdites sommes directement au Ministre.  Cinq jours plus tard, Gerpro a émis un chèque conjoint à l’ordre de Cloisons Up inc. et APJ. Subséquemment, Gerpro a émis deux autres chèques, l’un à l’ordre de Cloison Up inc. et l’autre à l’ordre d’un autre sous-sous-traitant.

En raison des paiements susmentionnés, le Ministre a réclamé à Gerpro (par la voie de deux avis de cotisation) des sommes au motif qu’elle avait manqué à son obligation découlant de l’Avis du ministre à un tiers saisi. Gerpro s’est opposée à ces avis de cotisation.

La décision de la Cour du Québec confirmée par l’arrêt de la Cour d’appel

La Cour du Québec a dû déterminer si Gerpro avait contrevenu à la Loi sur le ministère du Revenu en versant les sommes à son sous-traitant et sous-sous-traitants. Gerpro plaidait que n’eût été les trois paiements litigieux faits, elle aurait eu à payer ces sommes en double, c’est-à-dire une fois aux sous-traitants et une fois au Ministre, car les sous-sous-traitants auraient publié des avis d’hypothèque légale. La Cour du Québec a suivi ce raisonnement. De l’avis de la Cour, au 12 octobre 2001, date à laquelle l’Avis du ministre à un tiers saisi a été émis, Gerpro devait des sommes à APJ, cependant, elle n’était pas tenu de faire ce paiement compte tenu du droit de rétention dont elle bénéficiait en raison des créances des sous-sous-traitants. La Cour du Québec a jugé que Gerpro était en droit de faire les trois paiements litigieux aux sous-sous-traitants nonobstant l’Avis du ministre à un tiers saisi émis antérieurement à ces paiements et a annulé les avis de cotisation émis par le Ministre.

La Cour d’appel a jugé cette décision bien-fondée et a ajouté que la technique du chèque conjoint est une façon pratique pour l’entrepreneur d’obtenir une quittance de son sous-entrepreneur et des sous-sous-traitants.

Commentaires

De cet arrêt, on dégage les principes suivant lesquels des sommes peuvent être dues par  l’entrepreneur général au sous-traitant mais ne pas être exigibles en raison de l’hypothèque légale et du cadre contractuel. La non exigibilité des sommes, qu’elle découle du cadre contractuel ou de l’existence potentielle d’une hypothèque légale, permet à l’entrepreneur général de ne pas être tenu de payer ces sommes au  Ministre en vertu d’un Avis du ministre à un tiers saisi.

Outre ces principes, la Cour d’appel souligne l’efficacité de la technique du chèque conjoint pour l’entrepreneur général qui désire exiger du client le prix du contrat sans retenue. Relativement à cette technique cependant, nous nous permettons de faire une mise en garde, car cette technique peut ouvrir la porte à des réclamations subséquentes des bénéficiaires directement adressées aux tireurs des chèques, malgré l’absence de lien contractuel entre le bénéficiaire et le tireur.

La technique n’est en effet pas exempte de risques à considérer. Dans les projets privés sujets à l’hypothèque légale, la technique des quittances, c’est-à-dire la technique par laquelle le client, avant de payer le prix du contrat, exige de l’entrepreneur général de démontrer que tous ses sous-traitants et fournisseurs de matériaux qui ont dénoncés leur sous-contrat sont payés, est toujours un premier choix par rapport à la technique du chèque conjoint. Le chèque conjoint paraît plus risqué pour éviter la publication de l’hypothèque légale, si l’on considère les faits ayant menés à la décision Létourneau c. Caisse populaire Desjardins Le Manoir et al.2 Dans cette affaire, l’entrepreneur en construction avait payé le sous-entrepreneur et le sous-sous-traitant par le biais d’un chèque conjoint. Le sous-entrepreneur avait toutefois frauduleusement endossé ce chèque en apposant une signature contrefaite du sous-sous-traitant, avait encaissé le produit du chèque et fait faillite par la suite. Ignorant tout du chèque et n’étant pas payé, le sous-sous-traitant avait publié une hypothèque légale de la construction. Dans cette décision, la Cour du Québec condamne la Caisse sur laquelle le chèque avait été tiré à payer les dommages subis en vertu du principe suivant lequel une institution financière est responsable envers son client si elle paie un chèque dont l’endossement est faux ou contrefait, édicté à l’article 48 de la Loi sur les lettres de change3.

Il est arrivé par le passé que l’entrepreneur général ayant procédé par voie de chèque conjoint ait à faire face à des réclamations directes des sous-sous-traitants. Les sous-sous-traitants, payés en cours de projet par voie de chèque conjoint, peuvent effectivement faire valoir contre l’entrepreneur général que ce dernier s’est engagé personnellement à payer les matériaux fournis et travaux exécutés. Cet argument est cependant rejeté par les tribunaux, la Cour d’appel ayant clairement indiqué dans l’arrêt Franklin Empire inc. c. Construction Fitzpatrick Canada ltée4 que le paiement par chèque conjoint ne suffit pas en lui seul pour conclure que celui qui paie par chèque conjoint le sous-traitant et son fournisseur de matériaux s’est engagé personnellement à payer le prix des matériaux. Malgré cet arrêt, l’argument était à nouveau soulevé par un sous-traitant dans l’affaire Construction G.S. Bolduc inc. c. Boutique Marie Claire inc5. Dans cette affaire, les parties s’étaient entendues pour que les paiements soient faits par voie de chèque conjoint à l’entrepreneur général et au sous-traitant, car le sous-traitant ne pouvait bénéficier de l’hypothèque légale, les travaux étant faits à la demande du locataire. Impayé, le sous-traitant plaidait l’existence d’une délégation de paiement par laquelle le locataire s’était personnellement engagé à lui payer les sommes dues par l’entrepreneur général, compte tenu des chèques conjoints émis en cours de projet. La Cour supérieure rejette cet argument en insistant sur le fait qu’en l’espèce, jamais le locataire n’avait remis le chèque conjoint au sous-traitant et avait toujours indiqué à ce dernier qu’il ne pouvait le lui remettre directement à défaut d’endossement par l’entrepreneur général. Le sous-traitant plaidait également que le locataire était endetté envers lui parce qu’il était partie à un effet de complaisance au sens de la Loi sur les lettres de change. La Cour juge que la notion de l’effet de complaisance ne s’applique pas et ne retient pas l’argument.

Au regard de cette dernière décision, l’entrepreneur général ou le client qui veut procéder par voie de chèque conjoint en cours de projet devrait exiger l’endossement par son sous-entrepreneur ou par l’entrepreneur général avant de remettre le chèque conjoint à l’intervenant auquel il n’est pas lié contractuellement afin de démontrer qu’il n’entend pas s’engager personnellement envers ce dernier intervenant. L’avocat (e) peut aussi jouer un rôle pour gérer les difficultés que peuvent poser les exigences des différentes parties lorsqu’un chèque conjoint est fait par le client à l’entrepreneur général et plusieurs sous-traitants ou par l’entrepreneur général à un sous-entrepreneur et son sous-sous-traitant.

Pour toute question ou commentaire, n’hésitez pas à communiquer avec l’auteure de cette chronique.


1 – Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Gerpro Construction inc., J.E. 2011-469 (C.A.), Gerpro Construction inc. c. Québec (Ministère du Revenu), [2009] R.D.F.Q. 117 (C.Q.)

2 – Létourneau c. Caisse populaire Desjardins Le Manoir et al., C.Q. Joliette, n° 730-32-004131-038, 4 juin 2004.

3 – Loi sur les lettres de change, L.R.C. (1985) c. B-4.

4 – Franklin Empire inc. c. Construction Fitzpatrick Canada ltée, B.E. 2000BE-376 (C.A.); Contra : voir cependant l’arrêt Hervé Pomerleau inc. c. Gilbert Hervé Pomerleau inc. c. Gilbert, EYB 1985-143685 (C.A.), qui illustre un cas où une délégation imparfaite de paiement était intervenue. Dans cette affaire, il avait été convenu qu’un sous-sous-contractant serait payé par l’entrepreneur général. Par cette délégation imparfaite de paiement, l’entrepreneur général avait consenti à payer le sous-sous-contractant, jusqu’à concurrence du montant forfaitaire stipulé au contrat entre l’entrepreneur général et le sous-traitant. La Cour d’appel rejette le recours du sous-sous-contractant contre l’entrepreneur général Hervé Pomerleau inc., car ce dernier avait déjà payé toutes les sommes qu’il se devait de payer.

5 – Construction G.S. Bolduc inc. c. Boutique Marie Claire inc., 2011 QCCS 267

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