Appels d’offres dirigés : où en sommes-nous depuis l’arrivée de l’autorité des marchés publics ?

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March 20, 2020 | Yann-Julien Chouinard, Anik Pierre-Louis

Depuis les dernières années, le gouvernement du Québec a entrepris d’assainir les processus d’octroi des contrats publics en favorisant la transparence et la libre concurrence. Ce faisant, les donneurs d’ouvrage publics sont maintenant tenus de rédiger leurs documents d’appels d’offres conformément aux lois applicables.

En prenant appui sur divers cas soumis aux tribunaux, à l’Autorité des marchés publics (ci-après « AMP ») et au Bureau de l’inspecteur général de Montréal (ci-après le « BIG »), le présent article examinera les limites qui encadrent la discrétion des donneurs d’ouvrage pour décrire les travaux, biens ou services qu’ils souhaitent obtenir. Dans cette perspective, nous analyserons les notions d’appel d’offres dirigé et d’équivalence. De plus, nous présenterons sommairement le fonctionnement du traitement des plaintes liées à l’adjudication des contrats publics. Enfin, nous examinerons le rôle joué jusqu’à présent par l’AMP et le BIG à l’occasion de leurs interventions en matière d’appel d’offres dirigé.

Principes généraux de l’appel d’offres public

En matière publique, les règles encadrant l’octroi des contrats des organismes publics visent principalement à augmenter la transparence des processus, à promouvoir la confiance du public dans les marchés publics et à assurer le traitement égal des concurrents.[1]

Le mécanisme d’octroi par excellence est l’appel d’offres public. Celui-ci permet la mise en concurrence des soumissionnaires afin d’obtenir des travaux, biens ou services pour le meilleur prix possible.

Le donneur d’ouvrage jouit d’un large pouvoir discrétionnaire pour établir toutes les exigences de l’appel d’offres, tant au niveau des qualifications des proposants que de la description des travaux, biens ou services qu’il cherche à obtenir. Ce pouvoir n’est toutefois pas illimité.

En effet, le donneur d’ouvrage a l’obligation d’agir de bonne foi et de traiter équitablement tous les soumissionnaires afin de donner plein effet au libre jeu de la concurrence. Par conséquent, il n’a pas le droit de créer un appel d’offres qui favorise un soumissionnaire ou limite indûment la concurrence. Ce pouvoir discrétionnaire est soumis à la surveillance de l’AMP, du BIG et des tribunaux. Il en sera question plus loin.

De plus, tout donneur d’ouvrage public a l’obligation de respecter les accords intergouvernementaux qui lui sont applicables. De tels accords visent également à favoriser le commerce transfrontalier et à éviter des restrictions territoriales aux appels d’offres. L’Accord de libre-échange canadien (ALEC), l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AECG) et les accords conclus entre le Québec et l’Ontario, le Nouveau-Brunswick ou l’État de New York, pour ne nommer que ceux-ci, sont des exemples d’accords de libéralisation des marchés publics auxquels sont présentement assujettis tous les ministères du gouvernement du Québec.[2]

L’appel d’offres dirigé : en quoi consiste-t-il?

Un appel d’offres dirigé constitue une utilisation illégale du mécanisme d’octroi qui a pour conséquence de ne permettre qu’à un seul soumissionnaire de présenter une soumission conforme et ainsi obtenir le contrat. Autrement dit, un appel d’offres dirigé revient à prédéterminer l’adjudicataire, ce qui détourne du but de la procédure.

Les donneurs d’ouvrage doivent s’assurer que l’addition de toutes les exigences qu’ils incluent à leurs documents d’appel d’offres ne réduise pas la concurrence à néant. Dans une telle situation, la bonne foi du donneur d’ouvrage pourrait même être remise en cause, bien qu’elle se présume.[3]

À titre d’exemple, le donneur d’ouvrage ne peut en principe reproduire la description de produits ou services en fonction de caractéristiques descriptives calquées sur celles d’un fournisseur unique, et ce, même s’il se garde bien d’en mentionner la marque ou le nom. Dans un tel cas, il doit permettre aux soumissionnaires de proposer des équivalents, ce que nous aborderons ci-après. Il ne peut non plus imposer des limites territoriales pour favoriser de la main-d’œuvre ou des sous-fournisseurs locaux sans que de réels besoins d’intérêt public ne le justifient.[4]

Les donneurs d’ouvrage doivent plutôt favoriser une description des biens et services en fonction de critères de performance ou d’exigences fonctionnelles. Cette obligation est prévue, par exemple, dans la Loi sur les cités et villes (ci-après la « LCV »), le Code municipal du Québec (ci-après le « Code municipal ») et l’Accord de libre-échange canadien.[5] La rédaction des exigences doit ainsi se faire de manière large plutôt que restreinte et se limiter à ce qui est nécessaire pour exprimer les besoins du donneur d’ouvrage.

En cas de contestation, il incombe aux donneurs d’ouvrage de justifier le caractère raisonnable et essentiel des caractéristiques incluses à leurs documents d’appel d’offres.

La jurisprudence comporte plusieurs exemples où ont été remises en question les exigences des documents d’appels d’offres au motif qu’elles étaient trop limitatives, au point d’écarter complètement la concurrence. L’analyse qu’en font les tribunaux et, depuis juin 2019, l’AMP, est hautement factuelle, c’est-à-dire que le contexte précis dans lequel se trouve le donneur d’ouvrage et les justifications à ses exigences sont évalués au cas par cas.

Par exemple, dans le cadre d’un appel d’offres en vue d’octroyer un contrat de déneigement de près de 30 millions de dollars sur sept ans, une municipalité exigeait des soumissionnaires qu’ils soient locataires à long terme ou propriétaires des équipements de déneigement. Bien que cette disposition pouvait décourager certains soumissionnaires potentiels vu la charge financière afférente, il ne s’agissait pas pour autant d’un appel d’offres dirigé uniquement vers l’adjudicataire.

De fait, la municipalité a réussi à convaincre le tribunal qu’il s’agissait d’une exigence justifiée pour s’assurer de la stabilité financière et de la capacité du soumissionnaire à exécuter cet important contrat qui avait une incidence sur la sécurité des usagers et les activités de la ville.[6]

En quoi consiste une équivalence ?

Afin d’éviter de limiter la concurrence, lorsqu’un produit ou service est décrit en fonction de caractéristiques propres à un fournisseur (par exemple une marque de produit ou une certification exigée), le donneur d’ouvrage doit permettre que des équivalences soient présentées dans les soumissions et les considérer sur un même pied d’égalité.

La notion d’équivalence réfère à des alternatives à la spécification mentionnée. La mention d’une marque ou d’un modèle spécifique dans des documents d’appel d’offres peut être acceptable si cette mention permet de déterminer un standard de qualité ou de performance et que la proposition d’équivalents est prévue[7].

Cela permet aux donneurs d’ouvrage d’obtenir des biens et services de la qualité souhaitée, tout en évitant de restreindre indûment la concurrence. À défaut de permettre les équivalences, le donneur d’ouvrage risque de voir son appel d’offres annulé par les tribunaux ou l’AMP.

Par exemple, la Cour supérieure a été saisie d’un litige où une ville avait lancé un appel d’offres pour l’obtention d’une souffleuse à neige. Elle avait exigé que les diverses composantes des souffleuses soient issues d’un fabricant unique, sans possibilité d’équivalence. L’un des soumissionnaires s’en est plaint avant l’octroi du contrat en soutenant qu’un tel devis était taillé sur mesure pour favoriser le produit exclusif de l’un de ses concurrents. Il a ainsi réussi à convaincre le tribunal qu’il s’agissait d’un appel d’offres dirigé, ce qui a mené à l’annulation de l’appel d’offres.[8]

Les exceptions au processus d’appel d’offres

Le cadre législatif régissant les donneurs d’ouvrage publics permet, dans certaines conditions, d’éviter de procéder par appels d’offres publics et de procéder de gré à gré.

La LCV et le Code municipal prévoient qu’il est possible de ne pas procéder par appel d’offres lorsque des études sérieuses et documentées ont été effectuées pour s’assurer qu’aucun autre fournisseur ne soit en mesure de fournir des biens ou services sur le territoire visé par un accord intergouvernemental de libéralisation des marchés publics.[9]

La Loi sur les contrats des organismes publics (ci-après la « LCOP ») prévoit aussi une telle exception, notamment si « un seul contractant est possible en raison d’une garantie, d’un droit de propriété ou d’un droit exclusif, tel un droit d’auteur ou un droit fondé sur une licence exclusive ou un brevet, ou de la valeur artistique, patrimoniale ou muséologique du bien ou du service requis. » [10]

Le Règlement sur les contrats d’approvisionnement des organismes publics prévoit qu’un « contrat d’approvisionnement relatif à des activités de recherche et de développement ou à des activités d’enseignement peut être conclu de gré à gré lorsque, pour des raisons d’ordre technique ou scientifique, un seul fournisseur est en mesure de le réaliser et il n’existe aucune solution de rechange ou encore de biens de remplacement. »[11]

En somme, les exceptions sont très limitées et il incombe au donneur d’ouvrage de démontrer qu’elles s’appliquent.

Dans une décision récente rendue le 9 décembre 2019[12], l’AMP s’est prononcée sur la légalité de procéder par octroi de gré à gré plutôt que par appel d’offres. Le CÉGEP de Rimouski avait publié un avis d’intention de conclure un contrat de gré à gré pour l’achat d’un appareil de fluoroscopie permettant une utilisation combinée pour la radiographie et la radioscopie. Le CÉGEP était d’avis que seul le fournisseur Siemens Santé offrait une telle machine et donc qu’il y avait absence de concurrence, ce qui lui permettait de procéder de gré à gré.

Cependant, à la suite d’une plainte d’un fournisseur concurrent ayant manifesté son intérêt et des explications fournies par le CÉGEP, l’AMP a conclu que ce concurrent était également susceptible de répondre aux besoins du CÉGEP.

Les motivations d’ordre technique et financier invoquées par celui-ci, de même que le souci d’interopérabilité avec les équipements déjà en place du même manufacturier étaient des motifs insuffisants pour mettre de côté la mise en concurrence par appel d’offres.

Par conséquent, l’AMP a ordonné au CÉGEP de ne pas donner suite à son intention d’octroyer le contrat de gré à gré et de procéder par appel d’offres public.

Le traitement des plaintes liées aux appels d’offres publics

En adoptant la Loi sur l’Autorité des marchés publics[13], le gouvernement du Québec a confié la responsabilité de la surveillance des processus d’adjudication et d’attribution des contrats publics à l’AMP. Cette surveillance s’exerce, entre autres, par la mise en œuvre d’une procédure de traitement des plaintes en vigueur depuis le 25 mai 2019.

En effet, la LCOP impose désormais aux organismes publics de se doter d’une procédure portant sur la réception et l’examen des plaintes formulées notamment dans le cadre de l’adjudication d’un contrat public.[14] Le Code municipal et la LCV prévoient également une disposition similaire à l’intention des organismes municipaux.[15]

Cette procédure de traitement des plaintes s’effectue en deux (2) étapes. Premièrement, un soumissionnaire qui souhaite déposer une plainte auprès d’un organisme public ou municipal pour un appel d’offres doit le faire au plus tard à la date limite de dépôt des plaintes prévue dans les documents d’appel d’offres. Une telle plainte peut être formulée lorsque le soumissionnaire est d’avis que ces documents :

  • prévoient des conditions qui n’assurent pas un traitement intègre et équitable des concurrents;
  • ne permettent pas à des concurrents d’y participer bien qu’ils soient qualifiés pour répondre aux besoins exprimés; ou
  • ne sont pas autrement conformes au cadre normatif applicable.[16]

Une fois cette première étape complétée, l’organisme public ou municipal doit traiter de façon équitable la plainte du soumissionnaire et doit, au moins trois (3) jours avant la date limite de la réception des soumissions, transmettre sa décision au plaignant.[17]

La deuxième étape intervient au moment où le plaignant reçoit la décision de l’organisme public ou municipal. S’il est insatisfait de cette décision, il dispose d’un délai de trois (3) jours à partir de la réception de la décision afin de déposer une plainte auprès de l’AMP.[18] Par contre, si l’organisme public n’a pas transmis de décision à l’intérieur du délai qui lui est imposé, le soumissionnaire qui souhaite loger une plainte à l’AMP doit le faire au plus tard le jour de la date limite du dépôt des soumissions.[19] Lorsqu’un addendum est émis par le donneur d’ouvrage dans les deux jours précédant la date limite de dépôt des plaintes, le soumissionnaire peut alors déposer directement à l’AMP une plainte visant cet addendum au plus tard deux jours avant la date limite de réception des soumissions.[20]

Lorsque la plainte du soumissionnaire est recevable, l’AMP procède à son examen et elle en informe l’organisme en cause afin qu’il lui fasse part de ses observations sans délai[21]. Au terme de son enquête, l’AMP peut notamment ordonner la modification des documents d’appel d’offres ou l’annulation de l’appel d’offres si les conditions n’assurent pas un traitement intègre et équitable des concurrents, ne permettent pas à des concurrents d’y participer bien qu’ils soient qualifiés pour répondre aux besoins exprimés ou ne sont pas autrement conformes au cadre normatif.[22]

Par contre, contrairement aux plaintes visant des organismes publics, l’AMP a uniquement le pouvoir d’émettre des recommandations à l’égard des organismes municipaux.[23] Elle ne peut donc pas annuler l’appel d’offres ou requérir la modification des documents de soumission. De plus, les pouvoirs et les fonctions de l’AMP sur les processus d’adjudication des contrats des organismes municipaux sont dévolus à l’inspecteur général (BIG) lorsqu’il s’agit de la Ville de Montréal et certains organismes affiliés à celle-ci.[24]

À tout événement, l’AMP peut, au besoin, reporter le dépôt des soumissions jusqu’à ce qu’une nouvelle date soit fixée.[25] La décision de l’AMP doit être rendue dans les dix (10) jours de la réception des observations de l’organisme public, mais elle peut déterminer un délai supplémentaire si les circonstances le justifient.[26]

Interventions de l’AMP en situation d’appels d’offres dirigés

La LCOP impose notamment comme cadre normatif aux organismes publics d’évaluer préalablement de façon adéquate et rigoureuse leurs besoins de procéder à des appels d’offres. Tel que mentionné précédemment, ces appels d’offres doivent également être conformes aux accords intergouvernementaux applicables, permettre le traitement intègre et équitable des concurrents et offrir la possibilité, pour les concurrents qualifiés, d’y participer[27].

Depuis son entrée en fonction, l’AMP a annulé des appels d’offres contrevenant au cadre normatif applicable. À titre d’exemple, la Décision annulant l’appel d’offres public 1272055 publié par le CHU de Québec-Université Laval[28]a été rendue dans un contexte d’appel d’offres dirigé. Cette décision fait suite à la réception par l’AMP d’un renseignement à l’égard de l’appel d’offres du CHU de Québec-Université Laval (ci-après « CHU ») pour l’acquisition d’équipements de réseau sans fil.

Plus particulièrement, l’analyse préliminaire du dossier par l’AMP avait révélé divers manquements au cadre normatif applicable au CHU. Entre autres, le CHU souhaitait acquérir des équipements de réseau sans fil d’une marque spécifique pour son nouveau complexe hospitalier. De plus, les documents de soumission ne permettaient pas de présenter d’équivalent et la description et le nom des équipements indiqués au bordereau de prix provenaient du catalogue des produits de cette marque.

Invité par l’AMP à soumettre ses observations, le CHU avait notamment indiqué qu’« aucune étude officielle ou démarche structurée n’a été faite pour la compatibilité du réseau existant avec des manufacturiers autres que les équipements actuels sans fil au CHU. Cette demande serait lourde financièrement et demanderait un effort important des ressources de l’organisation »[29].

Dans un tel contexte, l’AMP a ordonné l’annulation de l’appel d’offres étant donné, entre autres, l’absence de justification adéquate ainsi que d’études sérieuses et documentées à l’effet que seuls les produits de la marque visée étaient compatibles avec le système en place.

Selon l’AMP, un organisme public doit tenter de décrire son besoin selon des termes de performance et d’exigences fonctionnelles :

« […] l’AMP considère qu’un organisme public doit privilégier la rédaction des spécifications techniques en termes de performance et d’exigences fonctionnelles, puisque l’utilisation d’un nom commercial à laquelle la mention « ou l’équivalent » est ajoutée n’est permise qu’à titre d’exception seulement. Pour recourir à ce type de libellé, il faut démontrer qu’il n’y a aucun moyen suffisamment précis ou intelligible de décrire autrement les exigences du contrat. […] »[30]

Ce principe a d’ailleurs été réitéré par l’AMP dans la Décision ordonnant à la Commission scolaire Crie d’annuler l’appel d’offres public 1274348[31] :

« Considérant les principes énoncés à l’article 2 de la LCOP et à l’ALEC, l’AMP considère qu’un organisme public doit privilégier la rédaction des spécifications techniques en termes de performance et d’exigences fonctionnelles.

Cette approche appuie les principes fondamentaux à la base de la LCOP et des accords de libéralisation, notamment le principe d’accès aux contrats publics, d’équité entre les concurrents et de transparence. Elle a pour effet de permettre à davantage de soumissionnaires potentiels d’avoir accès aux contrats publics ainsi l’organisme public bénéficie d’une véritable concurrence et obtient de meilleurs prix, ce qui contribue à une saine gestion des deniers publics, objectif que doit rechercher tout organisme public.

[…]

Un organisme public peut recourir à l’utilisation d’un nom commercial et spécifier des produits dans ses documents d’appels d’offres, bien que cela ne soit pas la première approche à privilégier en matière de passation des marchés publics. Cependant, lorsqu’il le fait, c’est à titre d’indication et il doit d’accepter les équivalences, principe auquel la CS Crie a fait défaut de se conformer. »[32]

Dans le cas de la Commission scolaire Crie (ci-après « CS Crie »), l’intervention de l’AMP faisait suite à la réception d’une dénonciation concernant son appel d’offres pour le remplacement des équipements informatiques.

L’analyse préliminaire de l’AMP avait révélé que les documents d’appel d’offres de la CS Crie ne faisaient qu’énumérer les équipements informatiques d’une marque spécifique ainsi que les quantités requises pour chaque équipement. Aucune information dans les documents d’appel d’offres n’indiquait les besoins techniques de la CS Crie ni ne prévoyait que des équivalents ou des substituts pourraient être acceptés.

Invitée à formuler ses observations, la CS Crie justifiait entre autres sa rédaction notamment par le fait que ces équipements étaient robustes, fiables et durables, ce qui représentait des qualités essentielles pour les conditions nordiques où ils seraient employés. De plus, elle soulevait que des équivalents pourraient compromettre la compatibilité et l’intégrité de son réseau, ainsi que la fiabilité et l’optimisation des opérations de maintenance.

Les observations transmises par la CS Crie n’ont pas satisfait l’AMP. Outre les passages énumérés précédemment, l’AMP a expliqué dans sa décision que les besoins de formation résultant de changement d’équipement ne justifiaient pas en soi le recours à un appel d’offres dirigé. Au minimum, l’organisme public doit permettre la reconnaissance d’équivalence lorsqu’elle n’est pas en mesure de justifier sa préférence pour un produit particulier :

« Finalement, il est vrai que les changements d’équipements peuvent engendrer des besoins en matière de formation des effectifs. Toutefois, cette considération ne saurait justifier le recours à un appel d’offres dirigé.

L’AMP est d’avis que la CS Crie aurait minimalement dû permettre la reconnaissance d’équivalences, en l’absence de démarches sérieuses préalables justifiant une telle fermeture du marché aux seuls fournisseurs de produits HPE. D’autres joueurs auraient ainsi pu être en mesure de soumissionner et de proposer leurs produits. »[33]

Il ressort de ces décisions que l’AMP n’hésite pas à intervenir et à annuler un appel d’offres lorsqu’elle constate que celui-ci porte atteinte à la libre concurrence.

Intervention du BIG à l’occasion d’appels d’offres dirigés

Le 19 avril 2018, le gouvernement du Québec a sanctionné la Loi modifiant diverses dispositions législatives concernant le domaine municipal et la Société d’habitation du Québec[34](ci-après « Loi 155 »). L’adoption de cette loi a considérablement modifié la rédaction des appels d’offres dans le monde municipal, afin de les soumettre à des normes qui s’apparentent à celles auxquelles les organismes publics sont tenus dans le but de favoriser la concurrence.

En effet, la Loi 155 a inséré dans la LCV[35] et dans le Code municipal une disposition obligeant les organismes municipaux à décrire les spécifications techniques qu’ils exigent en termes de performance ou d’exigence fonctionnelle plutôt qu’en termes de caractéristiques descriptives[36].

Ainsi, ce n’est que lorsque la municipalité est dans l’impossibilité d’effectuer une telle description qu’elle peut se tourner vers les caractéristiques descriptives du bien ou du service convoité. Dans un tel cas, elle doit considérer conformes les équivalences à ces caractéristiques descriptives. Il lui est toutefois possible de décrire la façon dont les demandes d’équivalence seront évaluées.[37]

Dans un cas récent, le BIG est intervenu pour corriger une situation d’appel d’offres dirigé. Le 25 février 2019, ce dernier a publié un Rapport de recommandation concernant le processus de passation de contrat lié au nouveau complexe aquatique intérieur au Centre Rosemont[38]. concernant le choix de bassins de piscines à être utilisés lors de la construction du Centre Rosemont.

Bien que ce rapport précède l’entrée en vigueur de la procédure de traitement des plaintes, il représente une illustration intéressante du type d’intervention que peut effectuer le BIG à l’égard d’un appel d’offres dirigé.

En résumé, l’enquête menée par le BIG suivant la réception d’une dénonciation avait permis de constater que les critères de performance contenus dans l’appel d’offres étaient basés sur les détails techniques d’un manufacturier de bassins de piscine en particulier et que ces critères de performance, combinés à d’autres documents contractuels, ne permettaient qu’à ce seul manufacturier de se qualifier.

L’enquête avait également permis de constater la position favorable des professionnels mandatés pour rédiger les plans, devis et documents d’appel d’offres ainsi que pour effectuer la surveillance des travaux de construction aux produits de ce manufacturier.

De plus, le BIG avait relevé que le chargé de projet de la Ville de Montréal avait contribué à ce que l’appel d’offres soit dirigé en, notamment, préparant des critères de performance que seul le manufacturier visé pourrait respecter. Ainsi, le BIG avait conclu que l’appel d’offres était dirigé en faveur du manufacturier en question.

Dans son rapport, le BIG a réitéré l’importance pour un organisme municipal de rédiger ses documents d’appels d’offres de façon à ce qu’ils permettent le traitement équitable et neutre des soumissionnaires :

« Toutefois, il est crucial que ce processus de définition de besoins se fasse d’une façon réellement équitable et neutre, sans volonté préprogrammée d’exclusion de la concurrence. Par exemple, il est bien évident que si la Ville utilise comme point de départ tous les attributs d’un bien en particulier pour élaborer les critères de son appel d’offres, il est fort probable qu’il n’y ait que ce bien en question qui franchisse la ligne d’arrivée suite à l’évaluation des soumissions. À n’en point douter, le résultat en sera un appel d’offres dirigé et un processus public d’approvisionnement vicié en son essence et ne respectant pas le cadre normatif. »[39]

Bien que le BIG ait eu l’opportunité d’annuler l’entièreté de l’appel d’offres, étant donné que la question des bassins de piscines n’était qu’une portion du projet de construction du Centre Rosemont, il a été jugé plus opportun de  recommander la modification des documents d’appel d’offres et la mise à l’écart des professionnels pour la surveillance des travaux relativement aux bassins de piscines. De plus, le BIG a notamment recommandé que la Ville de Montréal se dote d’un meilleur encadrement relativement à l’évaluation des demandes d’équivalences considérant, entre autres, la marge discrétionnaire accordée aux professionnels à l’égard de celles-ci.

Mécanismes judiciaires : qu’en reste-t-il ?

L’introduction de la procédure de traitement des plaintes se présente comme une nouvelle alternative aux recours judiciaires traditionnels pour un soumissionnaire qui considère être en présence d’un appel d’offres dirigé.

Par exemple, si auparavant un soumissionnaire pouvait introduire un recours en injonction lorsqu’il considérait que le processus d’attribution d’un contrat public était irrégulier, une jurisprudence récente laisse présager que le processus de plainte pourrait devenir un prérequis à un tel recours.

En effet, dans l’affaire Sintra c. Municipalité de Noyan[40], la Cour supérieure a rejeté le recours en injonction de Sintra inc. (ci-après « Sintra ») en raison, entre autres, de son défaut d’avoir déposé préalablement une plainte auprès de l’organisme municipal et de l’AMP.

Dans le cadre d’un appel d’offres pour la réparation de divers tronçons de route, la plus basse soumission reçue, soit celle de Sintra, avait été écartée à la suite des recommandations des consultants de Municipalité de Noyan (ci-après « Noyan »). En effet, ceux-ci considéraient que les projets présentés par Sintra n’étaient, non seulement, pas comparables en valeur et complexité mais semblaient également mal vieillir, contrairement à ceux du deuxième plus bas soumissionnaire.

Sintra avait alors entrepris un recours en injonction afin de faire déclarer sa soumission conforme et obtenir l’adjudication du contrat. De l’avis de Sintra, Noyan avait contrevenu au principe de traitement équitable des soumissionnaires en mettant en place un processus qualitatif arbitraire ne comportant aucun critère de sélection. Un tel processus était, selon Sintra, contraire au cadre normatif applicable à Noyan.

Dans sa décision, la Cour a examiné le comportement de Sintra à la lumière du nouveau processus de traitement des plaintes mis en œuvre suivant les modifications législatives dans le Code municipal et l’adoption de la Loi sur l’Autorité des marchés publics. Elle a conclu que Sintra n’avait formulé aucune plainte à l’encontre du processus d’adjudication de Noyan et qu’un tel défaut faisait échec à son recours :

« [57] Il est difficile d’accepter qu’après avoir pris connaissance des intentions clairement exprimées par Noyan dans sa documentation d’appel d’offres et après s’y être soumis en déposant une soumission, Sintra, une fois qu’elle apprend que celle-ci n’est pas retenue, veuille maintenant contester le processus adopté par Noyan et dont elle avait clairement annoncé l’existence.

[58] Il est possible que Noyan ne pouvait inclure dans son processus d’appel d’offres, ce qu’elle indique au paragraphe 8 de celui-ci, tout au moins en partie. Si tel est le cas, le Tribunal considère que Sintra aurait dû s’en plaindre d’abord auprès de Noyan et ensuite auprès de l’Autorité des marchés publics. De telles plaintes auraient suspendu, le temps qu’elles soient analysées, le processus d’analyse et d’attribution du contrat

[59] Le Tribunal considère donc que Sintra soulève peut-être une question qui mérite d’être débattue, mais en raison de ses non-agissements et de l’absence de plaintes tant à Noyan qu’à l’Autorité des marchés publics, son droit est, à tout le moins à plusieurs égards, douteux. »[41]

Cette décision semble être la première à traiter de l’impact de la procédure de traitement des plaintes sur les recours traditionnels en injonction. L’effet combiné de cette décision à la Loi sur l’Autorité des marchés publics[42] laisse présager que le mécanisme de traitement des plaintes sera un prérequis à tout recours judiciaire fondé sur les mêmes faits. Il faudra cependant attendre de voir ce que les décisions à venir nous enseigneront à ce sujet.

Conclusion

En conclusion, la législation a pour effet d’obliger l’ensemble des organismes publics et municipaux à permettre la libre concurrence lors de l’octroi de leurs contrats. En cas de contravention, le mécanisme de traitement des plaintes présente des avantages évidents par rapport aux recours judiciaires devant les tribunaux.

En effet, il constitue une avenue expéditive et peu coûteuse afin de contrôler la conformité des processus d’adjudication et d’attribution des contrats des organismes publics et municipaux. De fait, une plainte sérieuse formulée par une personne intéressée peut entraîner la suspension du processus d’octroi pendant qu’elle est examinée et notamment mener à sa modification ou son annulation. Ce mécanisme permet maintenant d’éviter l’introduction devant les tribunaux de poursuites en dommages en cas d’irrégularité du processus d’octroi, lesquelles peuvent s’échelonner sur plusieurs années avant qu’une décision finale ne soit rendue.

 

[1] Loi sur les contrats des organismes publics, RLRQ c C-65.1, article 2.

[2] Secrétariat du Conseil du trésor, https://www.tresor.gouv.qc.ca; Loi sur les contrats des organismes publics, RLRQ c C-65.1, articles 2, 7, 10 et 14.

[3] Code civil du Québec, RLRQ c. CCQ-1991, article 2805.

[4] Therrien c. Ville de Blainville, J.E. 97-1970 (C.S.).

[5] Loi sur les cités et villes, R.L.R.Q., C-19, article 573.1.0.14; Code municipal du Québec, R.L.R.Q., C-27.1, article 936.0.14; Accord de libre-échange canadien (2017), e.e.v 1er juillet 2017, Premier protocole de modification du 10 décembre 2019, article 509.

[6] Roxboro Excavation inc. c. Ville de Longueuil, 2015 QCCA 871 (confirme 2013 QCCS 5231).

[7] Décisions de l’AMP nos 2019-01 et 2019-02. Voir également à titre d’exemple, J.E. Verreault et Fils ltée. c. Commission scolaire des écoles catholiques du Québec, J.E. 93-874 (C.A.).

[8] RPM Tech inc. c. Hampstead (Ville de), 2007 QCCS 193.

[9] Loi sur les cités et villes, R.L.R.Q., C-19, art.573.3, alinéa 1, par.2°; Code municipal du Québec, R.L.R.Q., C-27.1, article 938, alinéa 1, par.2°.

[10] Loi sur les contrats des organismes publics, RLRQ c C-65.1, article 13, alinéa 1, par.2°.

[11] Règlement sur les contrats d’approvisionnement des organismes publics, RLRQ c C-65.1, r.2, article 28.

[12] Décision no. 2019-06.

[13] Loi sur l’Autorité des marchés publics, RLRQ c A-33.2.1.

[14] Id., préc., art. 21.0.3.

[15] Loi sur les cités et villes, art. 573.1.0.14; Code municipal du Québec, préc., art. 936.0.14.

[16] Loi sur l’Autorité des marchés publics, préc.,  art. 37 al. 1; Loi sur les contrats des organismes publics, préc., art.21.0.4; Loi sur les cités et villes, préc., art.573.3.1.4; Code municipal du Québec, préc.,art.938.1.2.2.

[17] Loi sur les contrats des organismes publics, préc., art art.39; Loi sur les cités et villes, préc., art.573.3.1.6, Code municipal du Québec, préc., art.938.1.2.4.

[18] Loi sur l’Autorité des marchés publics, préc., art. 37 al. 2.

[19] Id., art. 39.

[20] Id., art. 40;

[21] Id. art. 47.

[22] Loi sur l’Autorité des marchés publics, préc., art. 29 al. 1.

[23] Id., préc., art. 29 al. 4.

[24] Id., art. 68.

[25] Id., art. 48.

[26] Id., art. 49.

[27] Id, art. 2.0.1.

[28] Décision 2019-01, 21 juin 2019.

[29] Autorité des marchés publics : Décision annulant l’appel d’offres public 1272055 publié par le CHU de Québec-Université Laval, No. décision : 2019-01, 21 juin 2019, page 2.

[30] Id., page 4.

[31] Autorité des marchés publics : Décision ordonnant à la Commission scolaire Crie d’annuler l’appel d’offres public 1274348, No. décision : 2019-02, 5 juillet 2019.

[32] Id., page 4 et 5.

[33] Id. page 5.

[34] Loi modifiant diverses dispositions législatives concernant le domaine municipal et la Société d’habitation du Québec, LQ 2018, c 8.

[35] Loi sur les cités et villes, RLRQ c C-19.

[36] Id., art. 573.1.0.14; Code municipal du Québec, préc., art. 936.0.14.

[37] Id.

[38] Bureau de l’inspecteur général : Rapport de recommandation concernant le processus de passation de contrat lié au nouveau complexe aquatique intérieur au Centre Rosemont (appels d’offres 16-15580 et no 5846), 25 février 2019.

[39] Bureau de l’inspecteur général : Rapport de recommandation concernant le processus de passation de contrat lié au nouveau complexe aquatique intérieur au Centre Rosemont (appels d’offres 16-15580 et no 5846), p. 43.

[40] Sintra inc. c. Municipalité de Noyan, 2019 QCCS 4293.

[41] Sintra inc. c. Municipalité de Noyan, préc., par. 57 à 59.

[42] Loi sur l’Autorité des marchés publics, préc., art. 52 al.2.

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